Ce que le jour doit à la nuit
Quand il avait neuf ans, Younes a vu son père pleurer pour la première fois. Dans ce monde rural de l'Algérie des années 1930, où l'honneur d'un homme est de garder la terre des ancêtres et de protéger sa famille, ces larmes marquent profondément le jeune garçon. Sa famille va alors émigrer à Oran, et atterrir dans le bidonville de Jenane Jato. Malgré tous ses efforts pour remonter la pente, la malchance poursuit le père qui se résout, la mort dans l'âme, à confier son fils à son frère, un pharmacien qui, avec sa femme, Germaine, adoptera pleinement son neveu.
Le garçon aux yeux bleus, qui se fait désormais appeler Jonas, s'intègre facilement dans le milieu des pieds-noirs, même si le souvenir de ses parents ne cesse de le hanter.
La guerre 40-45 épargne relativement la ville d'Oran mais les premières revendications nationalistes se font jour. L'oncle de Jonas, partisan discret de l'indépendance de l'Algérie, est un beau jour arrêté. Cette descente de police change son équilibre mental et la vie de sa famille, et ils déménagent à Rio Salado, un gros bourg où Jonas découvre l'amitié. Avec Simon, Jean-Christophe et Fabrice, la vie est belle et légère, même si Jonas se sent parfois écartelé entre le monde des pieds-noirs et le monde des arabes. Jusqu'à l'arrivée d'Emilie, une "princesse" qui, de ses beaux yeux noirs pénétrants, mettra à mal les coeurs et les amitiés.
La guerre d'Algérie détruira les derniers espoirs de raccommoder "les quatre doigts de la fourche".
J'ai lu ce livre dans le cadre du rendez-vous de Pimprenelle : il ne s'agissait pas à proprement parler d'une découverte, c'est le quatrième titre de Khadra que je lis. Mais celui-ci était dans ma PAL depuis plusieurs mois, c'était une belle occasion de l'en sortir. C'est sans doute le plus émouvant, le plus touchant que j'aie lu, même si L'attentat, Les hirondelles de Kaboul et Les sirènes de Bagdad portent un regard sensible et percutant sur les tragédies contemporaines du Proche et du Moyen Orient. Dans ce livre, Yasmina Khadra a sans doute livré nombre de souvenirs personnels derrière la voix de Younès. Il écrit la misère, l'humiliation des plus pauvres parmi les Algériens, il trace le portrait coloré, vivant, heureux des pieds-noirs, il dépeint les douleurs de l'amour, les espoirs et les trahisons de quatre jeunes gens différents.
Le désir de bonheur de Jonas et ses écartèlements intimes, ses hésitations, son indécision chronique ne nous le rendent pas antipathique pour autant, au contraire, c'est le chemin d'un homme déchiré que nous accompagnons jusqu'aux jours de la maturité et de la vieillesse.
A travers ses blessures personnelles et celles de ses amis, c'est aussi l'Algérie déchirée qui saigne sous la plume de l'auteur. Il sait nous dire l'arrogance des colons purs et durs, le désir d'indépendance, les violences subies et portées par les uns et les autres, sans juger : l'écriture est juste, qui sait simplement dire les choses avec empathie. J'ai eu la gorge serrée plus d'une fois dans les deux dernières parties du livre, devant les actions des militants du FLN, devant les files de gens désemaprés qui attendaient les bateaux qui les emmèneraient de l'autre côté de la Méditerranée et transportaient dans leurs valises la peur et le désespoir, devant l'évocation de la vague de violence islamiste qui a frappé l'Algérie des années 1990.
Un livre dense et fort, qui a fait écho avec la très belle lecture de Où j'ai laissé mon âme de Jérôme Ferrari.
Yasmina KHADRA, Ce que le jour doit à la nuit, Julliard, 2008 (et en poche aux éditions Pocket)