L'Oratorio de Noël
Alors voilà. J'ai enfin relu L'Oratorio de Noël, de Göran Tunström. En réalité c'est la troisième fois que je le lis, mais cette relecture-ci, bien longtemps après les deux premières, s'apparente à une redécouverte. A une vérification du sentiment merveilleux que ce livre occupe dans mon imaginaire de lectrice. Et je n'ai pas été déçue. Martine, qui conseille si bien les livres chez Tirloy, explique qu'un coup de coeur chef-d'oeuvre se révèle chez elle au fait qu'à peine le livre terminé, elle se met à le relire. C'est ce qui m'est arrivé ici. Car il est presque nécessaire de revenir à Sunne avec Victor, de faire les mêmes pas hésitants dans la Grand-Rue de la mémoire et de l'écouter nous parler de Jean-Sébastien Bach, de l'oeuvre qu'il va donner à entendre, de laisser "la mort créatrice" faire son chemin en nous.
Comme l'élément déclencheur de cette relecture a été La Sagesse de l'Editeur, je donne d'abord la parole à Hubert Nyssen et Bertrand Py qui présentaient ainsi le roman en quatrième de couverture dans l'édition française originale, en 1986 (je n'ai pas la même couverture que celle que j'ai trouvée, impossible de retrouver la mienne, évidemment) :
"Nous avons tous le sentiment de certains romans parce qu'ils ont changé quelque chose dans notre manière de voir le monde. L'Oratorio de Noël a toutes les chances de rejoindre ceux-là dans notre mémoire. Dès les premières pages nous savons que nous allons être emportés par un fort courant romanesque aux confins de l'éblouissement,de la folie, de la mort et de l'amour. Trois générations de Nordensson, que dominent trois hommes - Aron, Sidner et Victor -, nous prennent ici à témoins des inoubliables transgressions auxquelles leurs rêves, leurs talents, leurs ambitions et leurs désirs visionnaires les entraînent. Mais les femmes ne sont pas absentes de ces tribulations pathétiques, et en particulier Solveig, l'épouse d'Aron, qui meurt dès les premières pages, piétinée par un troupeau de vaches sous les yeux de son fils, et qui va les hanter tous, au point parfois de les conduire à l'irréparable. Et l'Oratorio de Noël de Bach dans tout cela ? Au premier degré, c'est l'un de ces sujets où la communion des personnages soudain s'exalte. Mais très vite la symbolique s'impose. Car le roman de Tunström se construit, s'épanouit, s'amplifie comme un oratorio.La Suède nous avait habitués à des livres forts et passionnants. Cette fois elle nous propose l'un de ces grands romans européens dont Kundera dit qu'ils ont engagé le dialogue avec la philosophie. Un dialogue inoubliable."
Que dire de cette lecture, de ce livre ? Je me demande si ce n'est pas le premier roman d'Actes Sud que je me suis acheté... (ce serait vraiment chouette, n'est-ce pas, mais je ne peux le jurer). En tout cas, c'est mon premier de cet auteur, mon premier Suédois, et une lecture inoubliable.
Entrer dans l'univers de Göran Tunström, c'est entrer dans le pays de l'enfance blessée, des rêves inguérissables, en compagnie de personnages qui ont bien du mal à se débrouiller avec la réalité.
C'est accepter de plonger dans une histoire qui nous mènera aux confins de la folie.
C'est assister, impuissant, à la mort de Solveig, et ressentir la douleur indicible de la perte d'Aron et de Sidner.
C'est croiser une galerie de personnages secondaires savoureux, et Selma Lagerlöf en personne, qui est sans doute une des inspiratrices de Göran Tunström.
C'est vivre à Sunne, petite ville suédoise inscrite au coeur de l'auteur depuis son enfance, mais aussi aspirer aux antipodes et à la Nouvelle-Zélande, autre pays où les rêves se construisent, se brisent et ressuscitent.
C'est avoir envie d'écouter en toile de fond l'oeuvre qui donne son ttire au livre et se laisser porter par la force, l'équilibre, l'harmonie, la foi de la musique de Bach. Et comprendre à quel point celle-ci reste un point d'ancrage pour ces personnages à la dérive.
Lire L'Oratorio de Noël, c'est se laisser toucher par la grâce des notes et des mots au gré d'une écriture musicale, poétique, qui laisse place à tous les sens, à l'essence des sentiments, des émotions.
C'est remercier une fois de plus l'écrivain parti bien trop tôt, l'éditeur qui a été attentif au coup de coeur d'une Suédoise dans un avion, les traducteurs (Marc de Gouvenain et Lena Grumbach) qui ont réussi un texte français somptueux. J'espère que les deux premiers se sont retrouvés au paradis des lettres...
"Mais lire, c'était possible. Ouvrir un gros livre et s'enfoncer dedans! la jungle sur une page, un fleuve impétueux de l'autre côté. Personne ne peut vous atteindre sur l'étroite corniche entre le Point et la Lettre Majuscule." (p. 58)
"Mais Solveig et Aron alors ? Mais eux ils étaient des gens particuliers. Ils appartenaient à une autre espèce. Ils avaient la musique : une porte qu'ils pouvaient ouvrir et franchir à n'importe quel moment. Avec Solveig ç'avait toujours été la même chose : elle était en quelque sorte vêtue de musique, et c'était un habit qui n'irritait pas, le monde n'irritait pas Solveig. Elle avait réussi, presque, à introduire Aron lui aussi dans ces vêtements-là. Il commençait à y arriver, quand elle était morte. C'était Solveig qui possédait les clés de cette porte-là, elle les avait emportées, pas étonnant qu'Aron... qu'il soit parti... peut-être pour aller chercher la clé... quitté les enfants." (p. 256-257)
Selma Lagerlöf à Sidner : "Tu voulais savoir comment c'est d'écrire un livre. C'est fatigant! C'est comme s'obliger à traverser un désert: de longues étapes sans une seule goutte d'eau, sans un arbre sous lequel se reposer. Puis tu arrives dans une oasis: le langage coule à flots, chaque feuille s'ouvre, tout veut devenir poésie. Ecoute-les, elles chantent maintenant! Et le stylo vole sur le papier, tu te retrouves dans une sorte de tropiques des sentiments. Et pense à tout ce qu'un seul être saisit avec ses yeux, à combien chacun de ses gestes est chargé de passé, d'un avenir inconnu, et à cette fragilité douloureuse que peut être celle du présent: comme une fragile touffe de linnée boréale coincée entre deux rochers en mouvement. C'est cette linnée que tu dois photographier." (p. 284)
Le dernier billet de lecture de cette année 2011... Ce n'était pas prémédité, mais c'est parfait que les billets de lecture se terminent sur ce livre !! Il entre bien sûr dans le challenge Des notes et des mots !
Le très beau billet d'Anis, qui m'a aussi incitée à relire ce roman. Merci à toi !
Göran TUNSTROM, L'Oratorio de Noël, Actes Sud (et Babel), 1986