Ru
"Je suis venue au monde pendant l'offensive du Têt, aux premiers jours de la nouvelle année du Singe, lorsque les longues chaînes de pétards accrochées devant les maisons explosaient en polyphonie avec le son des mitraillettes.
J'ai vu le jour à Saigon, là où les débris des pétards éclatés en mille miettes coloraient le ciel de rouge comme des pétales de cerisier, ou comme le sang de deux millions de soldats déployés, éparpillés dans les villes et les villages d'un Vietnam déchiré en deux.
Je suis née à l'ombre de ces cieux ornés de feux d'artifice, décorés de guirlandes lumineuses, traversés de roquettes et de fusées. Ma naissance a eu pour mission de remplacer des vies perdues. Ma vie avait le devoir de continuer celle de ma mère."
C'est le début de ce beau roman de 143 pages seulement, que j'ai pris le temps de goûter, de savourer après le choc de Sukkwan Island. Je ne sais s'il est très connu, si beaucoup se sont laissé prendre à son charme. Et pourtant la narratrice ne nous parle pas d'un sujet facile : elle est née à Saigon, sa famille a été contrainte de quitter le Vietnam avec des milliers de boat-people, elle a connu un camp d'internement en Malaisie, avant de quitter l'Asie pour le Canada, la petite ville de Granby, et de connaître les premiers flocons de neige.
J'ai été émerveillée par ce petit bijou de littérature et d'humanité. Kim Thuy nous parle de déracinement et de liberté, d'exil et de renaissance, de solidarité et de légèreté. Par petites touches, dans de courts chapitres à l'écriture épurée, souple, elle évoque la guerre, la violence, la perte, sans jamais dénoncer, juger, écraser.
Avec une délicatesse non dénuée d'humour, elle brosse le portrait d'une grand-mère, d'une tante handicapée mentale, d'un oncle flamboyant, mais aussi des très jeunes soldats communistes, elle fait renaître quelques bols à soupe cerclés d'argent, les robes faussement pudiques des jeunes Vietnamiennes, elle dit aussi la chaleur des familles canadiennes qui ont aidé les migrants à s'enraciner dans leur nouveau pays, à entrer dans une nouvelle langue, le français, elle parle de sa capacité à se détacher des biens matériels, de ses amours, de tout sauf de ses fils, elle nous fait comprendre aussi qu'elle a pu retourner au Vietnam...
A travers le parfum d'un adoucissant, les accents qui changent le sens d'un mot, la texture d'un tissu ou le goût d'une soupe au petit déjeuner, dans ces petits chapitres, qui s'appellent les uns les autres par la grâce d'un mot, d'une idée, Kim Thuy construit ainsi une sorte de symphonie, un petit ruisseau nourri "de larmes, de sang, d'argent" qui devient une berceuse de l'exil et du renouveau (les sens du mot "ru" en français et en vietnamien rappelés au tout début du roman).
"J'ai rencontré beaucoup de gens qui croient en Dieu, mais moi, je crois aux anges. Et Johanne en était un. Elle faisait partie d'une armé d'anges qui avaient été parachutés sur la ville pour nous donner un traitement de choc. Ils étaient à nos portes par dizaines à nous offrir des vêtements chauds, des jouets, des invitations, des rêves. Je sentais souvent qu'il n'y avait pas assez d'espace en nous pour recevoir tout ce qui nous était offert, pour capter tous els sourires qui nous étaient destinés. Comment visiter le zoo de Granby plus de deux fois par fin de semaine ? Comment apprécier un week-end de camping dans la nature ? Comment savourer une omelette au sirop d'érable ?" (p. 32)
(Un petit extrait qui me permet de saluer les amis québecois et canadiens qui viennent parfois en visite ici, et manifestent chaleureusement leurs amitiés littéraires !)
Un très beau texte, manifestement inspiré par l'expérience de l'auteur, un vrai coup de coeur.
Kim THUY, Ru, Editions Liana Levi, 2010
Un livre que j'aimerais faire participer au challenge pour le Vietnam, même s'il est écrit en français ! Et de toute façon pour le Canada francophone !
EDIT du 14 mars : ce livre eut aussi participer au challenge Cela fait donc 2 livres lus/5 et peut-être plus...