Une vie française
La vie de Paul Blick sera marquée à tout jamais par la mort de son frère aîné, Vincent, le jour où la France adopte la constitution de la Ve République. Alors que Paul a huit ans lors de cet événement tragique, sa vie sera marquée aussi par la politique et la succession des différents présidents de la République qui donnent leur titre à chacune des parties de ce roman. La politique... et la libération des moeurs. Après un copain, qui remplace vaille que vaille le frère absent (ah les hommages excentriques de David Rochas !), c'est la révolution de mai 68 et la libération sexuelle qui donnent le ton au jeune étudiant Paul Blick, extrêmement gauchiste... sous Pompidou. Avec Giscard d'Estaing, la vie française semble rentrer dans le "droit chemin" : Paul se stabilise et se retrouve presque malgré lui embarqué dans un mariage bien bourgeois. Anna, femme d'affaires avisée, fait vivre la famille, tandis que Paul élève ses enfants et se lance dans une entreprise de photographie à la fois écolo avant l'heure, dilettante et juteuse. La crise de 1987, sous Mitterrand I, secouera aussi le couple Blick, mettra à mal l'identité et les certitudes de Paul, "cerné par l'ennui et la dépression". Et tout comme les présidents français qui, selon lui, sont de plus en plus monarchiques et catastrophiques, la vie du Toulousain est marquée par des drames personnels et familiaux.
J'ai vraiment beaucoup aimé ce livre. D'abord le projet d'écriture, la construction du roman : une histoire individuelle enveloppée dans l'histoire de la Ve République. Si la politique est racontée sans complaisance, aucune des turpitudes, mensonges, trahisons, malversations, des gouvernements successifs n'épargne Paul Blick dans sa vie privée, amoureuse et familiale. Correspondances, échos étonnants !
Il faut reconnaître ensuite que cette critique de la société française, de la société de consommation, est savoureuse et féroce. Vu de Belgique, cela ne manque pas de piquant !
N'oublions pas non plus la langue : prose balancée, rythmée, raffinée parfois, sonore, à l'image du "beau langage" que la mère de Paul Blick admire tant chez les politiciens.
Enfin, l'humour, la férocité du regard et des événements est parfois tout à coup contrebalancée par des moments de nostalgie douce-amère, qui trahissent l'extrême sensibilité du narrateur... et sans doute de l'auteur lui-même. Un roman jubilatoire !
P. 222 : "Anna ressemblait surtout à son époque : insolente, avide, désireuse de posséder, d'avoir, de montrer et surtout de démontrer que l'Histoire était bel et bien finie. Bien avant Fukuyama, ma femme développait cette thèse qui réduisait le monde à une sorte de masse a-critique seulement apte à réguler le cours des monnaies et à encaisser les profits collatéraux. En ces années quatre-vingt, il fallait être mort pour ne pas avoir d'ambition. L'argent avait l'odeur agressive et prémerdeuse des déodorants pour toilettes. Tous ceux que ce fumet incommodait étaient priés de n'en point dégoûter les autres. Et de se mettre sur le côté. Rapidement convertis à la moelleuse réalité du monde des affaires, prestataires zélés, élèves pressés d'égaler leurs maîtres, les socialistes et leurs amis entraient dans les plis de l'industrie, infiltraient les doublures de la Banque, se glissaient dans la fourrure du pouvoir. Signe qui ne trompe pas, ma femme finissait par leur trouver quelques qualités. N'avaient-ils pas choisi Fabius comme Premier ministre et réussi à écarter les communistes du gouvernement ? "La France retrouve peu à peu un visage humain" renchérissait ma belle-mère.Tels étaient mon pays et la famille dont je partageais la vie."
P. 80 : "Mes pensées flottaient à la lisière du sommeil, tandis que ma queue, en phase avec le monde, et sachant parfaitement où elle voulait en venir, remplissait les ballasts de ses corps caverneux. Dans ces moments de conscience affaiblie, il m'arrivait souvent de revoir le visage si sérieux de Vincent lorsqu'il rangeait méticuleusement son carrosse. Ou, au contraire, son visage radieux lorsqu'il parvenait à marquer un but au football. C'était un peu comme si, profitant de ce léger endormissement, mon frère parvenait à se faufiler dans les interstices du temps, remontait des profondeurs de ma jeunesse et, pareil à une bulle de vie, venait oxygéner ma mémoire."
Jean-Paul Dubois, Une vie française, Editions de l'Olivier/Seuil, 2004
Une lecture commune avec L'encreuse